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Il Ritornante fut peint pendant la première guerre mondiale à Ferrare, au cours de l'automne et l'hiver 1917, et compte parmi les chefs d'oeuvres du peintre italien. Avant de transposer sa composition sur la toile, de Chirico en fit un dessin précis, alors qu'il était en convalescence avec Carlo Carrà à l'hôpital neurologique de la villa del Seminario. La composition réunit plusieurs motifs chers à la mythologie créée par le peintre, faisant appel à la thématique de l'"éternel retour", issue de la lecture de Nietzsche, à l'image spectrale du père disparu et au caractère visionnaire de la création. Cette peinture, comme toutes celles de la période métaphysique, est fondée sur des associations intuitives, dont les grandes lignes peuvent être esquissées selon le schéma suivant.
L'artiste, dont l'incomplétude est symbolisée par le mannequin au premier plan, s'agenouille devant l'apparition du "revenant", fantasme du père ingénieur disparu soudainement, auquel Giorgio de Chirico voue un véritable culte. La scène, qui se déroule dans un intérieur à la perspective accélérée aboutissant sur une inquiétante porte ouverte, rappelle ainsi le traumatisme d'enfance décrit par Giorgio de Chirico dans ses mémoires: "Je retournai à la maison en courant: en arrivant je trouvai le portail ouvert [...] je grimpai en courant à la chambre de mon père [...] En entrant, je vis tout d'abord ma mère et mon frère en train de sangloter; je me précipitai vers le lit où gisait mon père et je le vis calme, les yeux clos, le visage exprimant la sérénité, presque le bonheur, comme quelqu'un qui, fatigué par un long et pénible voyage, repose enfin dans un sommeil doux et profond1".
A l'instar de la marionnette de Pinocchio, dont l'étrangeté est rapprochée par De Chirico de celle d'Ainsi parla Zarathoustra de Nietzsche2, le mannequin est en quête d'une identité que lui révèlera peut-être le spectre-statue. Le thème de l'incomplétude résume en quelque sorte Giorgio de Chirico en tant qu'être et artiste. Il s'exprime sous différentes formes, à commencer par celle du mannequin sans bras ni visage qui emprunte la posture du Torse du Belvédère, l'un des marbres les plus célèbres de l'Antiquité (fig. 1). Cette statue, qui représente de façon fragmentaire le héros Hercule, s'oppose par son caractère incomplet au "revenant", qui est quant à lui une référence à un autre classique de la sculpture antique, l'Aurige de Delphes. Ces deux figures font respectivement allusion au thème du héros soumis aux épreuves initiatrices et à l'arrivée triomphale de l'aîné, et l'intention est ici encore de faire ressurgir sous forme métaphorique l'aventure personnelle et intellectuelle de l'artiste. Né en Grèce, étudiant à Munich, artiste débutant à Paris, Giorgio de Chirico ne s'installe en Italie qu'en 1915, alors que le pays entre en guerre. Le caractère profondément itinérant de sa vie d'alors est à l'origine de l'essentiel de son "automythographie" autour des figures d'Ulysse, Ariane, des Argonautes et des Dioscures.
Le "revenant", qui porte moustache et bouc effilés, serait en quelque sorte un double du père, apparu, selon un témoignage d'André Breton, dans un rêve de Giorgio de Chirico sous les traits de Napoléon III3 (fig. 2). Il faut y voir une allusion au Risorgimento, à l'émergence de la "troisième Italie", dont l'unité politique aurait été établie lors d'une rencontre secrète entre l'empereur et Cavour4. Parallèlement, selon les indices laissés par de Chirico en 1929 dans son roman Hebdoméros, les traits du revenant rappellent Dionysos, le "dieu tentateur", selon le surnom que lui avait donné Nietzsche5.
En croisant les différentes identités prêtées ici au revenant, il semble que l'enjeu du "drame" représenté dans l'oeuvre repose sur le désir de l'artiste de devenir lui-même, comme son père, Napoléon III ou Dionysos, un être emblématique, un créateur, une statue. C'est ce que tendent à confirmer les premiers vers d'un poème rédigé par l'artiste en cette même année 1917: "Un jour je serai un homme statue époux veuf sur le sarcophage étrusque ce jour-là en ta grande étreinte de pierre ô ville serre-moi, maternelle6."
L'acquisition du tableau par Jacques Doucet en 1925, à l'occasion de l'exposition surréaliste de la Galerie Pierre, renforce le statut mythique du tableau. La personnalité de Doucet, éminent couturier devenu collectionneur avisé, a marqué de son empreinte les années folles. Homme à l'instinct de découvreur et au goût infaillibles, Doucet bénéficiait d'une aura extraordinaire et pouvait à lui seul lancer un artiste, même le plus audacieux, sur le marché.
Il est indéniable que le choix particulier du Revenant n'aurait pu se faire sans l'apport de son conseiller André Breton. Ce dernier possédait en effet depuis 1919 Le Cerveau de l'enfant (1914, Moderna Museet, Stockholm), oeuvre antérieure dont l'iconographie et le personnage masculin aux yeux fermés et à la moustache "dionysiaque" préfigurent la toile de 1917-18. Familier des énigmes de Giorgio de Chirico, Breton était particulièrement habilité à en révéler certains arcanes.
Enfin, au-delà de la mythologie personnelle de l'artiste, certains éléments comme le mannequin ou le vêtement aux plis antiques ne pouvaient manquer de séduire le couturier qu'était Doucet et expliquent également le choix de cette oeuvre. On peut mesurer toute l'importance que prirent Giorgio de Chirico et son Revenant au sein du futur cercle des Surréalistes par la place que cette oeuvre occupe dans leur imaginaire. En 1922, Max Ernst réalise Au rendez-vous des amis (Museum Ludwig, Cologne; fig. 3), portrait collectif réunissant le premier cercle des surréalistes7. Giorgio de Chirico y figure en bonne place, debout à droite, entre André Breton et Gala Eluard. Il porte une longue tunique, dont les plis verticaux assimilent son corps à une colonne antique cannelée. Cette statufication du personnage est une référence directe à la figure du Revenant que Max Ernst découvrit pour la première fois en 1919 sur une reproduction de la revue Valori Plastici. Elle permet également au peintre de réaliser le rêve de Giorgio de Chirico, celui de devenir enfin une figure emblématique. Pour remercier Ernst de cet hommage, le peintre italien offrit à Gala Eluard, alors maîtresse de l'artiste, le dessin du Revenant réalisé en 1917 à Ferrare, lorsqu'elle lui rendit visite en janvier 19248.
Un an plus tard, alors que l'oeuvre était exposée à la Galerie Pierre, attendant d'être choisie par Doucet, sa renommée était définitivement acquise. Plus tard, son aura ne pouvait que rayonner au sein de l'une des collections les plus prestigieuses de l'époque. Dans le studio de Doucet à Neuilly, Le Revenant trouva en effet une place de choix entre les oeuvres les plus représentatives de l'époque, comme celles de Henri Matisse ou Constantin Brancusi (fig. 4).
Notes :
1 G. de Chirico, Memorie della mia vita, Milan, 1962, p. 40.
2 Giorgio de Chirico, cité dans Paolo Baldacci, Giorgio de Chirico. 1888-1819. La métaphysique, Paris, 1997, pp. 69-70 : "Je me rappelle que souvent, en lisant l'immortel ouvrage de Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra, certains passages de son livre me laissaient une impression que j'avais déjà connu comme enfant en lisant un livre italien pour les petits qui a pour titre L'avventura di Pinocchio. Etrange similarité qui nous révèle la profondeur de l'oeuvre : la naïveté n'y a rien à voir ; rien de la grâce naïve de l'artiste primitif ; l'oeuvre a une étrangeté qui s'approche de l'étrangeté que peut avoir la sensation d'un enfant, mais on sent en même temps que celui qui la créa le fit sciemment. Voir tout, même l'homme en tant que chose. C'est la méthode nietzschéenne. Appliquée en peinture, elle pourrait donner des résultats extraordinaires. C'est ce que je tâche de prouver avec mes tableaux."
3 A. Breton, "Giorgio de Chirico, Les Pas perdus", in Breton, OEuvres complètes, Paris, 1988, vol. I, p. 251.
4 W. Bohn, The Rise of Surrealism. Cubism, Dada, and the Pursuit of the Marvelous, New York, 2002, p. 79.
5 G. de Chirico, Hebdoméros - Le peintre et son génie chez l'écrivain, Paris, 1929, pp. 74-75: "oui, ce monsieur vêtu avec une élégance démodée et dont le visage rappelle vaguement certaines photos de Napoléon III et aussi Anatole France à l'époque du Lys rouge, ce monsieur qui vous regarde en riant sous cape, c'est toujours lui, le démon tentateur."
6 Poème de 1917, Giorgio de Chirico, Il mecanismo del pensiero. Critica, polémiqua, autobiografia 1911-1943, Turin, 1985, p. 48.
7 J. Pech, "Was der Taucher vor dem Sprung nicht wissen kann. Giorgio de Chirico und Max Ernst", catalogue d'exposition, Giorgio de Chirico, Max Ernst. Eine Reise ins Ungewisse, Zurich, 1997, pp. 289-330.
8 Le dessin est dédicacé ainsi: "à Madame Eluard hommage respectueux de Giorgio de Chirico. Rome Janvier 1924".
(fig. 1 ) Pierre-Honoré Hugrel, L'empereur Napoléon III, portrait à mi-corps.
Musée d'Orsay, Paris.
(fig. 2) Apollonios d'Athènes, Torse du Belvédère, Ier siècle avant J.C.
Musée Pio-Clementino, Rome.
(fig. 3) Max Ernst, Au rendez-vous des amis, 1922.
Ludwig Museum, Cologne.
(fig. 4) Vue de l'appartement de Jacques Doucet, vers 1925.