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Les trois tableaux abstraits de Piet Mondrian figurant dans la collection de Yves Saint Laurent-Pierre Bergé appartiennent chacun à un moment charnière de son oeuvre, dont on peut retracer la généalogie et déterminer la descendance. On peut, ou plus exactement on doit le faire, si l'on veut bien saisir leur originalité et leur signification. Pour cet évolutionniste convaincu qu'était Mondrian, du moins à partir du moment où, en 1912, il a découvert le cubisme, chaque tableau représentait en principe une avance sur le précédent. Moins dogmatiquement, nous dirions que chaque série de tableaux (car il travaillait toujours sur plusieurs toiles à la fois) se devait de constituer pour lui un pas en avant dans sa longue marche vers ce qu'il appelait le "néo-plasticisme," ou "le principe général de l'équivalence plastique." Bien qu'il s'agisse plus ici de conjoncture logique que de chronologie strictement établie dans les faits, nous avons trois cas de figure:
Composition avec grille 2 (voir lot 43), 1918 se situe au tout début de la série de neuf tableaux avec une grille modulaire réalisés par Mondrian en 1918-19, à un moment où tout allait si vite qu'il n'eut pas le temps de finir l'oeuvre avant de passer à l'étape suivante:
Composition I (voir lot 44), 1920, au contraire, est l'une des dernières toiles de la série suivante (dont l'élaboration marque l'abandon progressif de la grille modulaire).
Composition avec bleu, rouge, jaune et noir (voir lot 42), 1922, fait partie d'un petit groupe de toiles très dynamiques dont le déséquilibre ou du moins la tension et l'instabilité contraste violemment avec les toiles beaucoup plus paisibles de l'année précédente, qui formaient la première mouture du style "néo-plastique" proprement dit.
Entre le moment (juillet 1914) où il quitte Paris pour ce qui devait n'être qu'un séjour d'été en Hollande, et celui où il y revient cinq ans plus tard (juin 1919) la pensée picturale de Mondrian évolue à une vitesse si extraordinaire qu'il serait impossible de lui faire justice en quelques paragraphes. Traçons au moins quelques brefs jalons:
Lors de son premier séjour parisien (1912-1914), Mondrian a tout d'abord assimilé le cubisme de Picasso et Braque avant d'en proposer une interprétation toute personnelle, teintée de Symbolisme, de théosophie, et d'idéalisme néo-platonicien, qui le conduira à l'abstraction peu après son retour en Hollande. Le véritable but du cubisme, selon lui - but devant lequel ses initiateurs auraient reculé - est de peindre l'essence des choses, de découvrir l'"universalité" qui se cache derrière leur apparence "particulière." Cette structure "universelle" est "l'opposition fondamentale" de la verticale et de l'horizontale, à quoi tout peut se réduire selon un procédé qui anticipe la digitalisation visuelle à quoi nous a accoutumé l'informatique. Très vite cependant Mondrian s'avise que si tous les spectacles que nous offre le monde ont pour dénominateur commun une grille sous-jacente dont la nature est abstraite et conceptuelle, il n'est point besoin de partir de la réalité. De plus, sous le coup de sa découverte de la dialectique hégélienne (même s'il s'agit d'une version édulcorée de cette philosophie), il conclue à la nécessité de réintroduire de la tension dans ses oeuvres, tension que son procédé de réduction tendait à éliminer. L'oeuvre doit tendre vers "l'équilibre," vers le "repos" conçu comme un signe de l'"universel", mais ce repos ne doit pas être donné d'emblée, il doit être la résultante d'un jeu actif d'oppositions à l'intérieur de chaque tableau. Le véritable passage à l'abstraction et à la tension dialectique ne s'effectuera qu'en 1917, après deux années de recherches effrénées. Ni Composition en ligne ni les deux petites toiles colorées qui flanquent ce tableau noir et blanc lors de sa première apparition publique, Composition en couleur A et Composition en couleur B n'ont de référent naturel. A partir de là, les choses s'accélèrent encore plus et surtout Mondrian achoppe sur le problème qu'il va tenter de résoudre l'année suivante en adoptant une grille modulaire.
Le problème en question, qui obsédait aussi ses amis du groupe De Stijl (notamment Theo van Doesburg et Vilmos Huszar), est celui de l'unité de la figure et du fond, ou plutôt de leur abolition réciproque. Abolir la figure (le "particulier") est l'un des buts essentiel de l'abstraction telle que Mondrian la comprend (on ne peut atteindre à "l'universalité" qu'à ce prix), mais cela est impossible dès qu'une surface picturale est perçue comme fond (et qui plus est, comme fond atmosphérique), qui s'efface au profit de ce qui est inscrit sur lui. S'apercevant que le fond blanc de Composition en ligne et de ses colistiers était passif et se creusait optiquement, Mondrian y voit la conséquence de la superposition des plans qui constituait l'un des éléments stylistiques les plus frappant de ces oeuvres. Il réalise alors une série de tableaux dans lesquels il élimine toute superposition et accentue au contraire l'extension latérale de la composition pour déjouer toute illusion de profondeur (les plans colorés qui y figurent sont brutalement interrompus par la limite du tableau et semblent vouloir fuir hors-cadre). De plus, Mondrian aligne progressivement ces rectangles colorés, et, dans les deux derniers tableaux, divise le "fond" en autant de rectangles de différents blancs. Mais selon lui ces rectangles, colorés ou non, flottent encore trop, sont encore trop "individuels": il décide alors de les "déterminer", comme il dit, en les bordant de lignes de différents gris, lignes qui se prolongent en bordant plusieurs plans adjacents. Des trois tableaux qu'il peint à ce moment là, début 1918, il n'en reste qu'un (ex-collection Max Bill; fig. 1). Voilà où il en est quand il débouche sur sa série modulaire et donc sur Composition avec grille 2 (lot 43).
Pourquoi ce nouveau mode d'organisation de la surface picturale? N'est-il pas tout entier fondé sur la répétition, à savoir sur quelque chose que Mondrian a déjà condamné et exclu de son esthétique pour deux raisons (la première est que la répétition est naturelle--or selon lui l'art ne doit rien devoir à la nature s'il veut être pleinement abstrait; la seconde est qu'elle participe d'une pensée "mathématique" qui est (pense-t-il) aux antipodes de l'intuition sur quoi doit se fonder toute pratique artistique)? La réponse à cette énigme est assez simple pour peu que l'on entre dans la logique de Mondrian à cette époque. Bien qu'il ait réussi à empêcher ses rectangles colorés de creuser optiquement le fond dès 1917, puis qu'il les ait stabilisés par le réseau linéaire qui les enserre dans ses toiles de début 1918, Mondrian s'inquiète de leur tendance centrifuge (qui, tout autant qu'une illusion de profondeur, manifeste une indépendance de la figure - active - par rapport au fond - passif - et donc rétablit la hiérarchie qu'il s'efforce d'annuler). Comme il le dira plus tard à propos de ces oeuvres, les rectangles "se mettaient encore trop en avant"1. Avec une grille modulaire, on supprime l'illusion de profondeur sans avoir à opter pour le moindre mal de l'extension latérale.
Qu'est-ce qu'une grille modulaire? C'est une grille dont toutes les unités sont formées à partir d'un même module, module dont les proportions sont les mêmes que celle du tableau. Il n'y a pas de reste, pas de trous possible, pas d'unité plus petite qu'un module (et il n'y a aucune différence entre figure et fond, puisque tout plan est, comme le tableau lui-même, un multiple du module de base). De plus, précisément parce que la répétition est donnée d'emblée (elle est immédiatement perceptible), on peut légèrement accentuer l'individualité des rectangles, afin de contrer l'absolutisme dogmatique de la grille modulaire, sans courir le risque qu'ils ne se "mettent en avant". C'est peut-être ce que voulait vérifier Mondrian dans ses deux premières toiles avec grille modulaire, celle qui se trouve aujourd'hui au Museum of Fine Arts, Houston (fig. 2), et celle de la collection Saint Laurent-Bergé.
On peut se demander en effet pourquoi Mondrian a commencé sa série de toiles modulaires avec deux tableaux rectangulaires plutôt que carrés (les cinq tableaux qui suivront sont carrés). Cela tient peut-être à ce que cela permet une plus grande diversité dans la proportion des plans (et donc plus de tension). Dans le tableau de Houston, par exemple, les rectangles colorés (ou non) sont constitués d'un nombre d'unités modulaires qui va de 1 à 10, mais le nombre d'unités n'est pas la seule donnée à prendre en compte, car, le module étant rectangulaire, un même nombre d'unités peut donner lieu à des rectangles de proportions très différentes. Prenons par exemple le cas d'un rectangle constitué de six modules: fait de deux colonnes verticales de trois modules juxtaposées, ce rectangle sera oblong alors qu'un rectangle fait de deux rangées horizontales de trois modules juxtaposées sera carré.
Cela dit, dans le tableau de la collection Saint Laurent-Bergé (comme dans les suivants), il semble que Mondrian ait voulu aller à rebours de cette diversité. Cette toile a le même nombre d'unités modulaires que celle de Houston (en fait tous les tableaux de cette série sont construits selon la division en 16x16=256 modules), mais ses unités sont réparties différemment. D'une toile à l'autre, non seulement les plans sont plus nombreux mais il y a augmentation du nombre de quadrilatères semblables, et diminution des rectangles uniques en leur genre. Dans le tableau de Houston, par exemple, on compte 15 types de rectangles différents pour 66 rectangles (dont 5 uniques), dans celui de la collection Saint Laurent-Bergé, il y a 12 types différents pour 79 rectangles (dont seulement 3 uniques). La tendance se poursuivra dans les cinq tableaux suivants (tous carrés, dont quatre "sur la pointe" ou "losangiques", comme disait Mondrian) et culminera dans les deux dernières toiles modulaires réalisées juste avant le départ définitif de Mondrian pour Paris en 1919: dans ces deux dernières toiles (Composition avec grille 8 et Composition avec grille 9, plus connues comme Composition en damier aux couleurs sombres et Composition en damier aux couleurs claires), tous les plans colorés sont de taille identique puisqu'ils ne consistent chacun qu'en un module (même si parfois des plans voisins sont de la même couleur, créant de la sorte des sous ensembles de configurations diverses).
C'est en partie cette tendance générale vers une plus grande régularité, à l'intérieure de cette série modulaire de tableaux, qui permet d'affirmer que Composition avec grille 2 est postérieur au tableau de Houston. La date exacte du tableau est en effet inconnue. L'inscription "PM 15", de la main de Mondrian, a été apposée par ce dernier alors qu'il préparait une exposition rétrospective de son oeuvre à New York en 1942 (à cette occasion le peintre, que l'on sait d'une honnêteté scrupuleuse, s'est trompé pour la date de plusieurs oeuvres de sa période cubiste ou de ses débuts dans l'abstraction). Par contre, l'inscription "PM 18" apposée sur le tableau de Houston date bien de l'époque de sa réalisation (cette toile semble avoir été acquise par son premier propriétaire avant le départ de Mondrian pour Paris et être restée en Hollande, où Mondrian n'a jamais plus remis les pieds, jusqu'à son acquisition après guerre par un collectionneur américain). Mais si l'on peut dire avec quasi-certitude que Mondrian a peint Composition avec grille 2 après la toile de Houston, il demeure quelques doutes quant à sa place logique, sinon chronologique dans la série des tableaux modulaires. Si l'on compare cette oeuvre aux tableaux "losangiques" qui lui font suite dans la séquence proposée par Joop Joosten dans le catalogue raisonné de l'oeuvre de Mondrian, on ne peut qu'être frappé par sa plus grande ressemblance avec Composition avec grille 5 (fig. 3) qu'avec les deux toiles précédentes2. Composition avec grille 3, 4 (fig. 4), et 5 ont toutes en commun une opposition entre deux réseaux linéaires, l'un strictement modulaire et donné en filigrane et l'autre délimitant des plans (colorés ou non) en accentuant certaines lignes de ce premier réseau, mais la différence entre ligne accentuée et non-accentuée, qui va croissant du premier de ces trois tableaux à Composition avec Grille 5, est établie de manière pratiquement identique dans ce dernier tableau et dans Composition avec grille 2. De plus, alors que Composition avec grille 3 et 4 sont strictement linéaires (il n'y a pas de division colorée), on voit très nettement apparaître, dans Composition avec grille 2, une division de la surface en plans de différents gris qui ressemblent fort aux plans de couleurs cassées de Composition avec grille 5.
Dernière énigme concernant Composition avec grille 2. Une photographie de l'oeuvre, qui porte au dos l'inscription 1919, révèle en effet un état antérieur du tableau (fig. 5). Celui-ci apparaît alors non seulement comme non signé mais aussi comme comportant plusieurs lignes du réseau accentué qui ont ensuite été effacées. Par ailleurs, ce qui est encore plus remarquable chez un peintre comme Mondrian, on aperçoit le bas du tableau sur une photographie de son atelier datant de 1926, mais celui-ci est alors accroché dans une orientation différente (tête en bas) par rapport à celle qu'il lui a donné plus tard en le signant. On se perd en conjecture à tâcher de comprendre ce qui a pu pousser Mondrian à retourner son tableau de haut en bas (sans doute, le fait que la division de base du tableau soit modulaire diminue-t-il l'impact de cette transformation - qui serait impensable pour tout tableau néo-plastique, c'est à dire postérieur à fin 1920). Par contre, il est clair que les lignes marquées qui ont été supprimées engendraient un certain nombre de dispositions symétriques que le peintre n'avait peut-être pas initialement perçues car elles étaient moins patentes dans l'orientation initiale du tableau. Contrairement à ce que suggère Joosten, je ne pense pas que cette correction a été faite au même moment où Mondrian a signé la toile3. D'une part cet effacement engendre une diminution du nombre de rectangles, ce qui est l'inverse de ce qui se passe dans toutes les oeuvres que Mondrian transforme à New York après les avoir considérées comme achevées lorsqu'il était encore en Europe. D'autre part il a donné aux oeuvres en question une double date, ce qui n'est pas le cas ici.
De fait, la correction, quoique minime, va à l'encontre de la progression vers une régularité toujours plus grande, mentionnée plus haut comme caractéristique de la série de tableaux modulaires (la suppression d'une ligne engendre l'expansion d'un rectangle de six à huit unités modulaires, formé de la juxtaposition de deux colonnes verticales de modules, qui est unique en son genre dans le tableau - alors que dans l'état photographié en 1919, il y avait en cet endroit deux rectangles, l'un vertical de six unités, l'autre horizontal de deux unités, dont il y a beaucoup d'autres occurrences dans le tableau). Or ce qui semble ici, à première vue, comme un retour en arrière pourrait en fait signaler que la correction est un pas timide dans la direction de la série suivante, à laquelle Composition I (lot 44) , 1920 appartient et au cours de laquelle Mondrian va progressivement éliminer peu à peu toute dépendance à l'égard de la régularité modulaire.
On peut se demander la raison de cette volte-face. La grille modulaire n'est-elle pas une trouvaille particulièrement efficace, comme bon nombre d'artistes s'en aviseront tout au long du XXe siècle, dans la lutte contre la hiérarchie compositionnelle, contre l'opposition figure/fond, et pour l'élaboration d'un mode pictural all over, toutes choses à quoi Mondrian aspirait fortement en 1918-19? Il y a en fait plusieurs raisons concurrentes à ce revirement. La première est familière car c'est ce qui avait déjà conduit Mondrian à l'abstraction au sortir de sa période de "digitalisation" cubiste: il n'y a pas assez de tension dans une grille modulaire, en elle l'équilibre se donne d'emblée, sans combat dialectique. La seconde est contingente: tout indique (et notamment les textes que Mondrian écrit à l'époque contre l'inscription de la temporalité et contre l'illusionnisme en peinture) que Mondrian n'appréciait guère l'effet secondaire de bombardement optique qu'engendrait la multiplication des croisements de lignes dans ses toiles modulaires (un dynamisme très Op Art qu'il saura au contraire mettre en oeuvre dans ses tous derniers tableaux réalisés à New York). La troisième est plus importante, et révèle à quel point, pour médiocre écrivain qu'il soit, Mondrian est néanmoins un penseur de taille: ce que lui a révélé son travail avec les grilles modulaires, c'est que l'on ne peut pas totalement supprimer la subjectivité; que la composition (et donc un minimum de hiérarchie) est inévitable et qu'il faut donc lui ménager une soupape de sécurité. Plus encore: puisqu'on ne peut pas supprimer la figure par les moyens de la grille modulaire (dès qu'il y a composition il y a figure), il faut trouver un autre moyen de le faire, il faut trouver le moyen de transformer la composition (ou la figure) en machine de guerre contre elle-même. Ce nouveau système qui s'appellera le néo-plasticisme émergera à la fin de 1920 avec Composition avec jaune, rouge, noir, bleu et gris au Stedeljik Museum d'Amsterdam. Au cours de cette année, Mondrian peint sept toiles dans laquelle il s'éloigne progressivement de la grille modulaire. Composition I (lot 44), 1920 est l'une des dernières de la séquence.
Une comparaison entre cette oeuvre et une toile située au début de la série suffira à faire état de l'évolution en question. Une grille régulière gouverne en partie Composition C, 1920, au Museum of Modern Art de New York (fig. 6), mais alors que dans les toiles modulaires de 1918-19 il y avait une congruence parfaite entre grille modulaire et format du tableau, il y a ici une disjonction, car seule la zone centrale de la toile est contrôlée par le module: celle-ci est entourée sur ses bords de plages étroites qui ne tombent pas sous le coup de sa juridiction. Ces longs rectangles sont ici un agent de dérégulation (alors que les bords du tableau, dans les toiles de la série précédente, était l'endroit où s'affirmait avec le plus de force la règle modulaire puisque le module était lui-même fondé sur le format, et donc les limites, du tableau). La grille centrale est faite de neuf carrés qui diffèrent tous soit par la couleur soit par la manière dont ils sont (ou non) divisés. A noter que les limites inférieure et supérieure d'un des modules carrés, au coin supérieur gauche, ne sont pas tracées mais impliquées. Cela même, qui aurait pu signifier que la force du module était désormais si grande que Mondrian n'y avait plus besoin de le marquer, signifie, au contraire, que son rôle générateur touche à sa fin.
Dans Composition I (lot 44), en effet, le module a à peu près disparu. Ce tableau comporte lui aussi une grille interne (mais elle est moins distincte que dans la toile du Museum of Modern Art en ce sens qu'à l'inverse de ce qui se passe dans celle-ci les rectangles qui bordent cette grille interne sur les côtés gauche et droit ne diffèrent pas essentiellement de ceux qu'elle contient, ce que font encore au contraire les rectangles qui s'étirent horizontalement en haut en en bas du tableau). A l'intérieur de cette grille interne, seules deux rangées horizontales de rectangles ont la même hauteur (deuxièmes rangées en partant du haut et du bas). De plus, le rectangle jaune de la rangée du haut est coupé par une ligne qui le divise en deux parties inégales et le relie aux rectangles adjacents, jaunes eux aussi, qui forment avec lui un rectangle plus large subdivisé en cinq. Notons enfin qu'aucune ligne du tableau ne va bord à bord, ce qui a tendance à desserrer l'étau du réseau linéaire et à accentuer, au contraire, l'énergie de la couleur.
Cette montée de la couleur n'est d'ailleurs pas un hasard, elle va de pair avec l'émancipation du module. Alors qu'il peignait une autre toile de cette même série (Composition III, 1920; Joosten, no. B110), Mondrian reçu la visite du peintre Léopold Survage qui trouva le tableau "pas si bien équilibré que ça". Selon Survage, rapporte Mondrian dans la lettre qu'il écrit à Théo van Doesburg à propos de cette conversation, "le jaune n'était pas harmonieux tout contre le rouge, etc. Et les deux petits plans bleus en haut n'étaient pas contrebalancés par un autre plan bleu en bas (j'ai tendance à penser que c'est en partie ce qui rend ce tableau si décentré. je lui ai alors dit que nous étions à la recherche d'une autre harmonie (...) J'ai compris qu'avec des proportions bien équilibrées on n'a pas toujours besoin d'harmoniser les couleurs, et j'ai pris la peine de rédiger quelques notes à ce sujet"4. Quelques mois plus tard, il ajoutera: "Je crois qu'un équilibre fondé sur les dissonances peut exister"5. Alors qu'il écrit cela Mondrian est en train de peindre son premier tableau néo-plastique (qui reprend très distinctement l'agencement de Composition III, mais sans plus aucune trace de module cette fois). Dans cette Composition avec jaune, rouge, noir, bleu et gris, Mondrian adopte des couleurs pures, saturées (et non "harmonisées" par la réduction tonale d'intensité qui caractérise les sept oeuvres qui précèdent, dont la toile de la collection Saint Laurent-Bergé), et il a non seulement "décentré" le tableau, mais réussi à éliminer le centre (la figure) sans avoir eu recours au all-over modulaire. La toile comporte un carré blanc en plein milieu (situé sur l'axe de symétrie), mais malgré sa position dominante nous ne le remarquons qu'au prix d'un effort d'attention démesuré, notre regard se concentrant plutôt sur les plans de couleurs vives situés à la périphérie.
Pendant les trois années qui suivent cette invention du néo-plasticisme, Mondrian va peindre une quarantaine de toiles, soit un bon cinquième de sa production à partir de ce moment jusqu'à sa mort en 1944, une frénésie créatrice plutôt rare chez l'artiste, qui oeuvrait lentement. La plupart de ces toiles adoptent un certain nombre de règles communes. Par exemple: aucun plan coloré ne doit être juxtaposé à un autre - il doivent être toujours séparés par au moins un plan de "non-couleur", comme disait Mondrian - à savoir de noir, gris ou blanc. Ou encore: les plans colorés doivent toujours être situés à la périphérie du tableau. Par ailleurs, la plupart de ces tableaux tournent autour de trois schémas de base. Dans le premier schéma, tout tourne autour d'un carré ou d'un faux carré central qu'il s'agira de décentrer, d'annihiler en tant que Gestalt (ce schéma est adopté, on l'a vu dès le tableau inaugural de 1920 au Stedelijk Museum (fig. 7), mais le meilleur prototype, à partir duquel Mondrian élaborera de nombreuses variations, est Composition avec rouge, bleu, noir, jaune et gris, 1921, du Gemeente Museum de La Haye; fig. 8). Dans le second schéma, un des plans colorés est plus large que les autres, et n'est donc plus, strictement parlant, à la périphérie bien qu'il soit comme les autres délimité par un bord du tableau (ou deux bords, s'il est situé dans un coin, comme dans Tableau I, 1921 du Museum Ludwig à Cologne; fig. 9). Dans le troisième schéma, le centre est occupé par le croisement d'une ligne verticale et d'une horizontale qui vont chacune bord à bord (c'est lorsqu'il adopte ce schéma que Mondrian déroge à la règle périphérique, comme dans Tableau I, avec rouge, noir, bleu et jaune, 1921, du Gemeentemuseum de La Haye (fig. 10), sans doute par qu'il a besoin de placer au moins un plan coloré tout contre la croix afin que celui-ci la "mange" visuellement et l'empêche de se constituer en figure et d'être lue comme un symbole, ce qu'il craignait avant tout).
Or, ce qu'il y a d'extraordinaire dans Composition avec bleu, rouge, jaune et noir (lot 42) de 1922, c'est qu'il n'appartient à aucun de ces sous-groupes. Tout ce passe comme si Mondrian, après avoir exploré avec une jubilation apparente toute la potentialité de ses trois schémas compositionnels, se décide soudain à ruer dans les brancards. Rien dans cette toile ne rappelle l'équilibre savamment pesé des toiles qui lui sont contemporaines (il y a certes d'autres exceptions, comme Composition avec bleu, jaune, noir et rouge, 1922, de la Staatsgalerie de Stuttgart (fig. 11), ou Composition avec jaune, bleu et bleu-blanc, 1922, de la Menil Collection à Houston (Joosten, no. B143), mais aucune n'ont l'audace du tableau de la collection Saint Laurent-Bergé). Le fait que la composition soit si chargée dans sa partie supérieure, la non coïncidence des divisions verticales en haut en en bas du tableau, qui engendre une sorte de ligne oblique virtuelle, l'étrangeté de la ligne noire longeant le bord droit du tableau et délimitant le rectangle jaune, la non moins grande étrangeté de la fine bande blanche jouxtant la bande rouge en bordure de la limite supérieure du tableau, ce vaste rectangle blanc, enfin, qui bien qu'ouvert sur le côté gauche n'est pas centrifuge: tout, dans ce tableau, est fait pour désarçonner le spectateur familier des merveilles de balance compositionnelle que sont la grande majorité des toiles néo-plastiques de Mondrian avant son introduction de la double ligne en 1932 et la transformation radicale qui s'en suivit. Il y a quelque chose de quasiment baroque dans la virtuosité dont fait preuve Mondrian dans cette toile: jamais Van Doesburg n'aurait pu dire devant cette toile, comme il l'écrivit dans son journal après sa rupture définitive avec son ancien ami et mentor, que l'oeuvre de Mondrian était tout aussi classique que celle de Poussin6.
Sitôt fini le tableau fut acquis par Mme Kröller-Müller (qui ne l'avait pourtant pas vu - une amie de Mondrian, de passage à Paris, se chargeant de ramener la toile en Hollande). On est en droit de se demander ce qui se serait passé si l'oeuvre était restée plus longtemps en possession de son auteur et qu'il eut pu la contempler à loisir. Je gage que la révolution qui s'accomplit dans son mode de pensée picturale dans les années trente serait advenue plus tôt.
Notes :
1 P. Mondrian, "Toward the True Vision of Reality" (1941), repris dans H. Holtzman et M.S. James, The New Art-The New Life: The Collected Writings of Piet Mondrian, Boston, 1986, p. 339.
2 J.M. Joosten, Piet Mondrian: Catalogue Raisonné of the Work of 1911-1944, New York, 1998, pp. 266-276.
3 Ibid., p. 268.
4 P. Mondrian, lettre du 15 juin 1920 à Theo van Doesburg, citée par Els Hoek dans "Piet Mondrian", essai inclus dans le recueil collectif publié sous la direction de Carel Blotkamp, De Stijl: The Formative Years, Cambridge, 1986, p. 63. Hoek identifie à tord le tableau dont parle ici Mondrian comme étant la Composition II de la Fondation Juan March à Madrid (Joosten, no. B109), qui ne correspond pas à la description qu'en donne le peintre alors que celle-ci s'accorde parfaitement avec avec le petit format carré et les plans colorés de Composition III.
5 Lettre non datée de Piet Mondrian à Theo van Doesburg, citée par Hoek (ibid., p. 64), qui la date de septembre 1920.
6 Voir le fragment daté du 1 novembre 1930 dans le "journal d'idées" de Theo van Doesburg, publié à titre posthume dans De Stijl (janvier 1932, p. 28).
(fig. 1) Piet Mondrian, Composition with Colored Planes and Gray Lines 1, 1918.
Collection particulière, Suisse.
(fig. 2) Piet Mondrian, Composition with Grid 1, 1918.
Museum of Fine Arts, Houston.
(fig. 3) Piet Mondrian, Composition with Grid 5: Lozenge Composition with Colors, 1919.
Rijksmuseum Krller-Müller, Otterlo.
(fig. 4) Piet Mondrian, Composition with Grid 4: Lozenge Composition, 1919.
Philadelphia Museum of Art.
(fig. 5) Photographie du premier état de Composition with Grid 2 en 1918.
(fig. 6) Piet Mondrian, Composition C, 1920.
The Museum of Modern Art, New York.
fig. 7) Piet Mondrian, Composition with Yellow, Red, Black, Blue and Gray, 1920.
Stedelijk Museum, Amsterdam.
(fig. 8) Piet Mondrian, Composition with Red, Blue, Black, Yellow and Gray, 1921.
Gemeentemuseum, La Haye.
(fig. 9) Piet Mondrian, Tableau I, with Black, Red, Yellow, Blue and Light Blue, 1921.
Museum Ludwig, Cologne.
(fig. 10) Piet Mondrian, Tableau I, with Red, Black, Blue and Yellow, 1921.
Gemeentemuseum, La Haye.
(fig. 11) Piet Mondrian, Composition with Blue, Yellow, Black and Red, 1922.
Staatsgalerie, Stuttgart.