Lot Essay
Le fringant Joseph Hyacinthe François-de-Paule de Rigaud, comte de Vaudreuil, naquit aux Caraïbes dans la partie française de l’île de Saint-Domingue le 2 mars 1740. L’événement eut sans doute lieu dans l’habitation d’une importante agricole, essentiellement sucrière, située sur un canton de la paroisse de Torbec. Dans l’arrondissement des Cayes, l’endroit était situé au Cap-Haïtien à près de 40 lieues de Port-au-Prince. (Cf. Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue, nlle éd. par Blanche Maurel et Étienne Taillemite, t. III, Paris, Société de l’Histoire des Colonies Françaises et Librairie Larose, Paris, 1958, pp. 1326-1334.) Ses parents étaient Joseph Hyacinthe, marquis de Vaudreuil (1706–1764), commandant-général et gouverneur militaire de la colonie [consulter La famille de Rigaud de Vaudreuil par l’historien et archiviste québécois, Pierre-Georges Roy, ouvrage publié en 1938], et de son épouse, née Marie Claire Françoise Guyot de la Mirande (1709–1778), la veuve d’un riche planteur et marchand, Dominique Charles Hérard († 1727). Son grand-père paternel, originaire du Languedoc, avait été gouverneur de la Nouvelle France en Amérique septentrionale qui à l’époque comprenait le Canada, l’Acadie et le Labrador français et tout le vaste territoire de la Louisiane.
Le jeune comte vivait à Paris avant d’entrer dans l’armée de Louis XV. Il avait dix-huit ans quand Drouais le portraitura devant une grande carte des Îles-sous-le-vent (Voir Humphrey Wine, The Eighteenth Century French Paintings (The National Gallery Catalogues), Londres, 2018, pp. 178-186, repro. en coul.). Il servit durant la guerre de Sept Ans dans l’état-major du maréchal prince de Soubise comme sous-lieutenant des gendarmes écossais. En 1770 on le nomma brigadier de dragons dans le régiment du Dauphin, et la même année il fut décoré de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis. En 1780 il fut promu maréchal de camp.
Sorti de l’armée, l’ambitieux gentilhomme créole s’empressa de fréquenter la société mondaine parisienne et versaillaise. (Dans ce contexte, consulter Benedetta Craveri, Les derniers libertins, (trad. de l’italien par Dominique Vittoz), Flammarion, Paris, 2016, pp. 347-398.) Précédemment, Vaudreuil avait eu une relation avec une femme qui lui donna en 1766 une fille naturelle baptisée à Chartres sous le nom de Marie Hyacinthe Albertine de Fierval, laquelle en 1784 épousa un protégé de son père, Pierre Charles d’Avrange de Noiseville, secrétaire général de la Grande Fauconnerie de France. Mme de Noiseville tiendra pendant et après la Restauration des Bourbons une place importante dans la vie de Vigée Le Brun.
Il eut tôt fait d’entamer une liaison amoureuse durable avec une ravissante cousine à la mode de Bretagne, la comtesse (plus tard duchesse) de Polignac, née Yolande Martine Gabrielle de Polastron, dont le mari était un capitaine de Royal-Dragons, le comte (futur duc) Armand ‘Jules’ François de Polignac, propriétaire du château de Claye en Brie. En 1775, cette femme aimable de vieille noblesse mais sans grande fortune attira l’attention de la jeune reine Marie-Antoinette, que les règles de l’étiquette de la cour assommaient, et Gabrielle devint son amie la plus gâtée. En 1780 Vaudreuil fut fait Grand Fauconnier de France dans la Maison du Roi. Il était de surcroît l’ami le plus proche du jeune frère du roi, le comte d’Artois, dont on ne peut détailler les frasques et les folies libertines qui étaient si coûteuses à l’État. En 1782 Vaudreuil accompagna « son » prince en Espagne et au grand siège de Gibraltar. (Voir le Journal politique, ou Gazette des Gazettes, avril 1782, pp. 36-37 et la relation rédigée par Alexandre Ballet, le premier valet de chambre de Vaudreuil : « Voyage du comte d’Artois à Gibraltar. 1782 », Revue rétrospective ou Bibliothèque Historique contenant des mémoires et des documents authentiques inédits et originaux, 3ème sér., vol. I, Imprimerie de H. Fournier, Paris, 1838, vol. I, pp. 193-220 et 289-323, vol. II, pp. 41-87 et 97-153.) Pendant la Révolution, Vigée Le Brun demandera à son frère, l’écrivain Étienne Vigée, de brûler les lettres que le comte lui avait envoyées d’Espagne.
Malgré un tempérament vif et parfois emporté, le comte fut l’âme de la coterie Polignac, et la reine eut du mal tolérer son comportement autoritaire. Ayant cumulé toutes sortes de faveurs, dont la charge en 1782 de gouvernante des enfants royaux, Gabrielle de Polignac obtint pour son amant par son ascendant sur la souveraine des postes bien rémunérés. Il put bénéficier d’importantes rentrées d’argent tirées des coffres de l’état, opérations facilitées avec la connivance du Contrôleur général des Finances, Charles Alexandre de Calonne, qui avait accédé à cette charge grâce à ses habiles intrigues. (Deux autres ministres du roi - les maréchaux marquis de Castres pour le département de la Marine et de Ségur pour le département de la Guerre - lui devaient leurs places dans le Conseil du roi.) Selon l’auteur des Mémoires Secrets : « Outre les grandes qualités du ministre, M. de Calonne a celles du courtisan et de l’homme de société. Il est très bien avec les Polignac, les Vaudreuil qui le tutoient familièrement. » (Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France…, ou Journal d’un Observateur, vol. XXV, Londres, John Adamson, 1786, p. 217 [article en date du 7 avril 1784].) Ces abus feront perdre à la reine ce qui restait de sa popularité, et à ceux de son cercle qui représentaient la partie la plus opposée aux réformes prônées par les philosophes des Lumières.
Les artistes et écrivains qu’il protégeait l’appelait « Vaudreuil-Mécène ». (L’étude la plus complète et la mieux documentée sur Vaudreuil en tant que collectionneur se trouve dans le remarquable ouvrage de Colin Bailey, Patriotic Taste : Collecting Modern Art in Pre-Revolutionary Paris, Yale University Press, New Haven et Londres, 2002, pp. 170-194.) Au cours des années 1780, il fut le client privé le plus important de l'artiste et de son mari, le marchand d’art Jean-Baptiste Pierre Le Brun. Entre autres chefs-d’œuvre de la femme peintre, il pouvait se vanter de posséder l’Autoportrait au chapeau de paille (1782, collection privée), le portrait au pastel d’Aglaé de Polignac, duchesse de Guiche (1784, collection privée), la Bacchante (Musée Nissim de Camondo, Paris) et le portrait de la comédienne, chanteuse et danseuse Mme Dugazon dans le rôle de Nina (1787, collection privée).
C’est en grande partie grâce à Vaudreuil que le salon de Mme Le Brun, qui était suprêmement belle, devint à la mode. Selon le chroniqueur Mouffle d’Angerville : « Dernièrement [l’artiste] avoit un concert où chantait M. Garat ; MM. de Vaudreuil, de Galifet, de Polignac, grand nombre des agréables de la cour y étoient ; c’étoit le jour du bal de la Reine. Ces messieurs convinrent qu’on s’amusoit infiniment plus chez Mad. Le Brun qu’à Versailles, qu’ils resteroient chez elle tant qu’elle voudroit ; et en effet ils ne se rendirent chez S.M. qu’à deux ou trois heures du matin ; ce qui avoit formé pour ce jour-là un vide dans la fête. » (Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des Lettres en France depuis 1762 jusqu'à nos jours, le 24 février 1783, vol. XXII, pp. 103-104.) Ce fut en son honneur et celui du financier Simon Boutin qu’elle organisa en 1788, après le retour du comte d’un voyage en Italie, son célèbre souper grec dans l’appartement qu’elle occupait à l’étage noble de l’Hôtel de Lubert dans la rue de Cléry, l’un des événements mondains les plus marquants de la décennie à Paris.
D’après certains contemporains, entre autres la baronne de Staël et le jardinier-paysagiste écossais Thomas Blaikie, lequel l’a vue au château de chasse de Gennevilliers que Vaudreuil avait acquis du duc de Fronsac, lui et la portraitiste auraient été amants. En mars 1783, Blaikie, qui avait dessiné une grande partie du parc du château de Bagatelle pour le comte d’Artois, nota dans son journal qu’en visitant Gennevilliers il rencontra Vigée Le Brun : Went one day with the Compte de Vaudreulle to see his Gardins at Genvillier those Gardins having been changed by one Labryer [Alexandre Louis Étable de la Brière] Architect but in such a way that there was no observations of Any perspective ; the Compte is grand Fauconnier of France so that he came to Bagatelle with the Queens carriage and Six to take me to Genvillier ; those Gardens I had allready seen ; here I met with the fameuse painteresse Mme Labrun who creticised very much upon the works done by Labruryer; this woman has a great taste and is really esteemed one of the first painters in France ; I was exceedingly glade to have the oppertunity of explaining myself before so knowing a person ; we examined the Gardins explaining all the differant Landscaps which I showed might be done this pleased Mme Lebrun exceedingly as she is the Mistress of the Compt de Vaudreull. (Thomas Blaikie. Diary of a Scotch Gardener, at the French Court at the End of the Eighteenth Century, éd. Francis Birelle, Londres, George Routledge, 1931, pp. 179-180.)
Le jour de l’an 1784, l’année où son portrait fut réalisé par Mme Le Brun pour commémorer l’événement, le comte de Vaudreuil fut reçu par Louis XVI chevalier de l’ordre du Saint-Esprit. Vaudreuil, qui donna des séances de pose à son amie alors qu’il avait quarante-quatre ans, est vêtu d’un habit doublé de soie blanche et d’un gilet bruns à la française chamarrés de galons, de passementeries et de perles d’or, costume assorti d’un pantalon de soie noire. Cette élégante tenue est complétée par des accessoires tels que le tour de cou de mousseline blanche, un jabot et des poignets en fines dentelles et des bas blancs. Le grand cordon bleu du Saint-Esprit traverse en diagonale son torse et sur la poitrine est cousue la plaque en fils d’argent du même ordre de chevalerie. En outre sur son costume sont attachés la rosette et le petit ruban de soie rouge l’ordre royal et militaire de Saint-Louis. Sous le bras gauche il a enfoncé un tricorne garni de plumes blanches et il tient la poignée d’une épée de cérémonie dont la lame est enfoncée dans un fourreau d’ivoire. Il est assis dans un beau fauteuil de Georges Jacob.
Vaudreuil fut un acteur amateur accompli, et l’artiste semble avoir saisi sa ressemblance en situation ; il pose son bras droit sur une table recouverte d’un tapis de velours vert et semble raconter une anecdote plaisante en gesticulant de la main comme un personnage dans une des comédies légères qu’il interprétait avec tant d’esprit. (Se pourrait-il que la pose et l’habillement élégants ainsi que le bel ameublement dans ce portrait aient pu inspirer François Gérard quand il portraitura en 1808 le ministre des Affaires Étrangères de Napoléon, Charles Maurice de Talleyrand Périgord [Metropolitan Museum of Art, New York, Mrs Charles Wrightsman Gift, n° d’acq. 2012.348], qui connaissait bien Vaudreuil et Vigée Le Brun.)
Deux protégés littéraires de Vaudreuil ont célébré, chacun à sa façon, l’amitié entre l’aristocrate et son artiste préférée. Le premier, Ponce Denis Écouchard Lebrun, dit ‘Lebrun-Pindare’, Lebrun encensait le courtisan et l’artiste dans des vers éphémères intitulés « L’Enchanteur et la Fée » :
Le Ciel, pour comble de faveur,
Lui donna pour Amie une charmante Fée,
Bien digne de mon Enchanteur.
Elle avait tout, esprit, talens, grâces, candeur :
Magique Déité, de qui la main savante
Peignait l’âme, et rendait une toile vivante.
Il n’est plus, direz-vous, de ces prodiges-là ;
La Fée et l’Enchanteur ont passé l’Onde noire.
Non, mes Amis ; V*** et Le Brun que voilà,
Ont changé mon Conte en Histoire.
Et le moraliste Chamfort, que Vaudreuil logeait souvent chez lui dans son hôtel de la rue de la Chaise et qui montrera son ingratitude en devenant l’un des chantres de la Révolution avant qu’il ne se donne la mort, composa une facétie publiée dans la Correspondance Littéraire qui a dû faire ricaner bien des gens malveillants :
Bouts-rimés remplis à Gennevilliers, chez M. le comte de Vaudreuil, par M. de Chamfort, de l’Académie française, pour Mme Le Brun.
Sur le trône ou sur la — fougère,
À la cour ou dans un — hameau,
Le Brun, souveraine ou — bergère,
Animerait mon luth ou bien mon — chalumeau.
(Friedrich Melchior, Baron Grimm et al., Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., éd. Maurice Tourneux, t. XIV, Paris, 1880, octobre 1785, pp. 222-223.)
Dans ses célèbres Souvenirs, l’artiste ne tarit pas d’éloges sur « l’Enchanteur », ce qui trahit une véritable tendresse de sa part. (Sur Vigée Le Brun et ses liens avec le comte de Vaudreuil, consulter Geneviève Haroche-Bouzinac, Louise Vigée Le Brun, histoire d’un regard, Paris, Flammarion (Grandes Biographies), 2011, surtout pp. 119-125.) En fait, si elle eut un amant ce fut sûrement Vaudreuil qui était grand et bien fait, avec une physionomie qui n’était gâtée que par des traces de la petite vérole, imperfection qu’elle sut décrire parfaitement la même année dans son magnifique portrait du ministre Calonne.
Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la nature qu’à la fortune, quoique celle-ci l’eût comblé de tous ses dons. Aux avantages que donne une haute position dans le monde il joignait toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent un homme aimable…, son maintien avait une noblesse et une élégance remarquables ; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d’esprit, mais on était tenté de croire qu’il n’ouvrait la bouche que pour faire valoir le vôtre, tant il vous écoutait d’une manière aimable et gracieuse ; soit que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous les tons, toutes les nuances, car il avait autant d’instruction que de gaieté ; il contait admirablement, et je connais des vers de lui que les gens les plus difficiles citeraient avec éloge ; mais ces vers n’ont été lus que par ses amis ; il désirait d’autant moins les répandre, qu’il s’est permis d’employer dans quelques-uns l’esprit et la forme de l’épigramme ; il fallait à la vérité, pour qu’il agît ainsi, qu’une mauvaise action eût révolté son âme noble et pure, et l’on peut dire que s’il montrait peu de pitié pour tout ce qui était mal, il s’exaltait vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait aussi chaudement ceux qui possédaient son estime ; si l’on attaquait ses amis, il les défendait avec tant d’énergie que les gens froids l’accusaient d’exagération. - 'Vous devez me juger ainsi, répondit-il une fois à un égoïste de notre connaissance ; car je prends à tout ce qui est bon, et vous ne prenez à rien.'
La société qu’il recherchait de préférence était celle des artistes et des gens de lettres les plus distingués ; il y comptait des amis, qu’il a toujours conservés, même parmi ceux dont les opinions politiques n’étaient point les siennes.
Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances en peinture étaient très remarquables. Comme sa fortune lui permettait de satisfaire des goûts fort dispendieux, il avait une galerie de tableaux des plus grands maîtres de diverses écoles ; son salon était enrichi de meubles précieux et d’ornemens du meilleur goût. Il donnait fréquemment des fêtes magnifiques et qui tenaient de la féerie, au point qu’on l’appelait l’enchanteur ; mais sa plus grande jouissance pourtant était de soulager les malheureux ; aussi, combien a-t-il fait d’ingrats ! (Vigée Le Brun, Souvenirs, ouvrage cité dans la Bibliographie, vol. I, pp. 210-212.)
La vieille comtesse de Boigne le décrivait Vaudreuil comme un homme insensible et superficiel : J’ai beaucoup vu le comte de Vaudreuil à Londres, sans avoir jamais découvert la distinction dont ses contemporains lui ont fait honneur. […] Chez Mme Lebrun, il se pâmait devant un tableau et protégeait les artistes. Il vivait familièrement avec eux et gardait ses grands airs pour le salon de Mme de Polignac, et son ingratitude pour la Reine dont je l’ai entendu parler avec la dernière inconvenance. En émigration et devenu vieux, il ne lui restait plus que le ridicule de toutes ses prétentions et l’inconsidération de voir les amants de sa femme fournir à l’entretien de sa maison par des cadeaux qu’elle était censée gagner à la loterie. (Récits d’une tante : Mémoires de la comtesse de Boigne, née [Éléonore Adèle] d’Osmond, publiés par Charles Nicoullaud, 3ème éd., vol. I, Paris, Librairie Plon, 1907, pp. 144-145.)
Avant la Révolution, les dépenses de Vaudreuil excédaient de beaucoup ses énormes revenus personnels et, lorsque Calonne tomba en disgrâce en avril 1787, son crédit s’épuisa totalement. Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1789, il quitta Paris pour la Suisse en compagnie du comte d’Artois, des Polignac et d’autres membre de leur société qu’un large secteur de la population français exécrait. Il abandonnait toutes ses possessions, y compris sa collection, dont une petite partie lui sera envoyée plus tard à Londres par l’intermédiaire de son cousin, l’aquafortiste Jean Philippe Le Gentil, comte de Paroy (1750–1824) et un confrère créole, le colonel Pierre François Venault de Charmilly (?–1815), qui la mettra en vente.
Vaudreuil et ses amis émigrés errèrent d’un pays à l’autre pendant toute la durée de la Révolution, du Consulat et de l’Empire napoléonien. Gabrielle de Polignac étant décédée en Autriche décembre 1793 deux mois après l’exécution de Marie Antoinette, en 1795 à Londres, il épousa une jeune parente, Victoire Joséphine Marie Hyacinthe de Rigaud de Vaudreuil, dont il eut deux fils prénommés l’un, Charles-Philippe-Joseph-Alfred (1796-1880), et l’autre Victor-Louis-Alfred (1799-1834). La mère et les deux fils furent portraiturés au pastel en 1804 par Vigée Le Brun. (Cf. Neil Jeffares, Dictionary of pastellists before 1800, édition en ligne - https://www.pastellists.com/Articles/VigeeLeBrun.pdf - pp. 15-16, nos J.76.39, J.76.391 et J.76.392 ; deux de ces pastels sont reproduits en couleurs.) Avec sa conjointe Anne-Louise Collot, Victor-Louis eut une fille, Marie-Charlotte de Rigaud de Vaudreuil (1830-1900) qui épousera le comte Gédéon de Clermont-Tonnerre. Sa vente après-décès contenait une grande partie des portraits de famille de son grand-père paternel.
Après son retour définitif à Paris de ses pérégrinations avec les Bourbons, Louis XVIII le nomma à la Chambre des pairs et à l’Institut et lui attribua le titre de gouverneur du Palais du Louvre, où il mourut le 17 janvier 1817 à l’âge de soixante-dix-sept ans. Ses restes furent ensevelis au Cimetière de Saint-Pierre-du-Calvaire dans la rue du Mont-Cenis où ils furent rejoints dans cette sépulture par ceux d’autres membres de sa famille.
Dans les listes de ses productions artistiques qui se trouvent à la fin de chacun des trois volumes de l’édition original de ses fameux Souvenirs publiés par le libraire Hippolyte Fournier entre 1835 et 1837, Louise Vigée Le Brun fait état d’un original et cinq « copies » (c’est-à-dire répliques) de son portrait de Vaudreuil sous l’année 1784 et de « deux bustes » réalisés après son retour d’émigration à Paris. (Vigée Le Brun, Souvenirs, vol. I, 1835, p. 332 et vol. III, 1837, p. 331.) Une des répétitions tardives est un ovale que représente le modèle vêtu d’un costume noir et d’un gilet jaune ; elle est conservée dans une collection privée.
Le tableau généralement considéré comme étant la première version du portrait à mi-jambes de Vaudreuil, œuvre qui descendit directement de Vaudreuil par sa petite-fille, la précitée comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre (elle est reproduite en héliogravure en frontispice des deux tomes de La Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d’Artois pendant l’Émigration (1789-1815) publiés en 1889 par Léonce Pingaud), se trouve au Virginia Museum of Fine Arts à Richmond. Le comte y est assis à côté d’une table de forme probablement octogonale et à pieds torsadés dont le bord est gravé en relief. (Cf. Joseph Baillio, Élisabeth-Louise Vigée Le Brun (1755-1842), Fort Worth, Kimbell Museum of Art, 1982, pp. 51-54, n° 14 ; Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Élisabeth Louise Vigée Le Brun, 23 septembre 2015-11 janvier 2016, pp. 166-167 et 350, n° 50 ; New York, The Metropolitan Museum of Art, Élisabeth Louise Vigée Le Brun, 9 février-15 mai 2016 et Ottawa, National Gallery of Canada (Musée des Beaux-Arts du Canada), 10 juin-11 septembre 2016, pp. 96-97 et n° 21.)
De loin le plus bel exemplaire du portrait de Vaudreuil en buste appartient au Musée Jacquemart-André ; le modèle porte une veste de velours bleu à grand collet doublée de soie blanche, vêtement agrémenté d’un jabot de linon, d’un gilet rayé noir et ocre, et ses décorations de chevalerie comprennent sur sa poitrine un simple petit ruban rouge de l’ordre de Saint-Louis sans la croix en émail et le cordon bleu et la plaque du Saint-Esprit. Cette image, dont modelé est exquis et le rendu des traits comme les yeux, la bouche mi-ouverte et les cheveux poudrés, est d’une ressemblance tellement vivante qu’on est en droit de croire que Vigée Le Brun l’aurait faite d’après nature comme étude préparatoire qui lui permettrait d’exécuter les deux portraits où le sujet est représenté à mi-jambes. Le buste ovale exposé dans la ville de Versailles — Musée Lambinet, De la cour à la ville sous les règnes de Louis XV et Louis XVI : Cent portraits pour un siècle, 6 novembre 2019-1er mars 2020, pp. 93-95, n° 42 — manque de vivacité, et le rendu des cheveux a quelque chose de dur, voire de métallique.
Nous remercions Joseph Baillio d'avoir rédigé la notice ci-dessus.
Le jeune comte vivait à Paris avant d’entrer dans l’armée de Louis XV. Il avait dix-huit ans quand Drouais le portraitura devant une grande carte des Îles-sous-le-vent (Voir Humphrey Wine, The Eighteenth Century French Paintings (The National Gallery Catalogues), Londres, 2018, pp. 178-186, repro. en coul.). Il servit durant la guerre de Sept Ans dans l’état-major du maréchal prince de Soubise comme sous-lieutenant des gendarmes écossais. En 1770 on le nomma brigadier de dragons dans le régiment du Dauphin, et la même année il fut décoré de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis. En 1780 il fut promu maréchal de camp.
Sorti de l’armée, l’ambitieux gentilhomme créole s’empressa de fréquenter la société mondaine parisienne et versaillaise. (Dans ce contexte, consulter Benedetta Craveri, Les derniers libertins, (trad. de l’italien par Dominique Vittoz), Flammarion, Paris, 2016, pp. 347-398.) Précédemment, Vaudreuil avait eu une relation avec une femme qui lui donna en 1766 une fille naturelle baptisée à Chartres sous le nom de Marie Hyacinthe Albertine de Fierval, laquelle en 1784 épousa un protégé de son père, Pierre Charles d’Avrange de Noiseville, secrétaire général de la Grande Fauconnerie de France. Mme de Noiseville tiendra pendant et après la Restauration des Bourbons une place importante dans la vie de Vigée Le Brun.
Il eut tôt fait d’entamer une liaison amoureuse durable avec une ravissante cousine à la mode de Bretagne, la comtesse (plus tard duchesse) de Polignac, née Yolande Martine Gabrielle de Polastron, dont le mari était un capitaine de Royal-Dragons, le comte (futur duc) Armand ‘Jules’ François de Polignac, propriétaire du château de Claye en Brie. En 1775, cette femme aimable de vieille noblesse mais sans grande fortune attira l’attention de la jeune reine Marie-Antoinette, que les règles de l’étiquette de la cour assommaient, et Gabrielle devint son amie la plus gâtée. En 1780 Vaudreuil fut fait Grand Fauconnier de France dans la Maison du Roi. Il était de surcroît l’ami le plus proche du jeune frère du roi, le comte d’Artois, dont on ne peut détailler les frasques et les folies libertines qui étaient si coûteuses à l’État. En 1782 Vaudreuil accompagna « son » prince en Espagne et au grand siège de Gibraltar. (Voir le Journal politique, ou Gazette des Gazettes, avril 1782, pp. 36-37 et la relation rédigée par Alexandre Ballet, le premier valet de chambre de Vaudreuil : « Voyage du comte d’Artois à Gibraltar. 1782 », Revue rétrospective ou Bibliothèque Historique contenant des mémoires et des documents authentiques inédits et originaux, 3ème sér., vol. I, Imprimerie de H. Fournier, Paris, 1838, vol. I, pp. 193-220 et 289-323, vol. II, pp. 41-87 et 97-153.) Pendant la Révolution, Vigée Le Brun demandera à son frère, l’écrivain Étienne Vigée, de brûler les lettres que le comte lui avait envoyées d’Espagne.
Malgré un tempérament vif et parfois emporté, le comte fut l’âme de la coterie Polignac, et la reine eut du mal tolérer son comportement autoritaire. Ayant cumulé toutes sortes de faveurs, dont la charge en 1782 de gouvernante des enfants royaux, Gabrielle de Polignac obtint pour son amant par son ascendant sur la souveraine des postes bien rémunérés. Il put bénéficier d’importantes rentrées d’argent tirées des coffres de l’état, opérations facilitées avec la connivance du Contrôleur général des Finances, Charles Alexandre de Calonne, qui avait accédé à cette charge grâce à ses habiles intrigues. (Deux autres ministres du roi - les maréchaux marquis de Castres pour le département de la Marine et de Ségur pour le département de la Guerre - lui devaient leurs places dans le Conseil du roi.) Selon l’auteur des Mémoires Secrets : « Outre les grandes qualités du ministre, M. de Calonne a celles du courtisan et de l’homme de société. Il est très bien avec les Polignac, les Vaudreuil qui le tutoient familièrement. » (Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France…, ou Journal d’un Observateur, vol. XXV, Londres, John Adamson, 1786, p. 217 [article en date du 7 avril 1784].) Ces abus feront perdre à la reine ce qui restait de sa popularité, et à ceux de son cercle qui représentaient la partie la plus opposée aux réformes prônées par les philosophes des Lumières.
Les artistes et écrivains qu’il protégeait l’appelait « Vaudreuil-Mécène ». (L’étude la plus complète et la mieux documentée sur Vaudreuil en tant que collectionneur se trouve dans le remarquable ouvrage de Colin Bailey, Patriotic Taste : Collecting Modern Art in Pre-Revolutionary Paris, Yale University Press, New Haven et Londres, 2002, pp. 170-194.) Au cours des années 1780, il fut le client privé le plus important de l'artiste et de son mari, le marchand d’art Jean-Baptiste Pierre Le Brun. Entre autres chefs-d’œuvre de la femme peintre, il pouvait se vanter de posséder l’Autoportrait au chapeau de paille (1782, collection privée), le portrait au pastel d’Aglaé de Polignac, duchesse de Guiche (1784, collection privée), la Bacchante (Musée Nissim de Camondo, Paris) et le portrait de la comédienne, chanteuse et danseuse Mme Dugazon dans le rôle de Nina (1787, collection privée).
C’est en grande partie grâce à Vaudreuil que le salon de Mme Le Brun, qui était suprêmement belle, devint à la mode. Selon le chroniqueur Mouffle d’Angerville : « Dernièrement [l’artiste] avoit un concert où chantait M. Garat ; MM. de Vaudreuil, de Galifet, de Polignac, grand nombre des agréables de la cour y étoient ; c’étoit le jour du bal de la Reine. Ces messieurs convinrent qu’on s’amusoit infiniment plus chez Mad. Le Brun qu’à Versailles, qu’ils resteroient chez elle tant qu’elle voudroit ; et en effet ils ne se rendirent chez S.M. qu’à deux ou trois heures du matin ; ce qui avoit formé pour ce jour-là un vide dans la fête. » (Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des Lettres en France depuis 1762 jusqu'à nos jours, le 24 février 1783, vol. XXII, pp. 103-104.) Ce fut en son honneur et celui du financier Simon Boutin qu’elle organisa en 1788, après le retour du comte d’un voyage en Italie, son célèbre souper grec dans l’appartement qu’elle occupait à l’étage noble de l’Hôtel de Lubert dans la rue de Cléry, l’un des événements mondains les plus marquants de la décennie à Paris.
D’après certains contemporains, entre autres la baronne de Staël et le jardinier-paysagiste écossais Thomas Blaikie, lequel l’a vue au château de chasse de Gennevilliers que Vaudreuil avait acquis du duc de Fronsac, lui et la portraitiste auraient été amants. En mars 1783, Blaikie, qui avait dessiné une grande partie du parc du château de Bagatelle pour le comte d’Artois, nota dans son journal qu’en visitant Gennevilliers il rencontra Vigée Le Brun : Went one day with the Compte de Vaudreulle to see his Gardins at Genvillier those Gardins having been changed by one Labryer [Alexandre Louis Étable de la Brière] Architect but in such a way that there was no observations of Any perspective ; the Compte is grand Fauconnier of France so that he came to Bagatelle with the Queens carriage and Six to take me to Genvillier ; those Gardens I had allready seen ; here I met with the fameuse painteresse Mme Labrun who creticised very much upon the works done by Labruryer; this woman has a great taste and is really esteemed one of the first painters in France ; I was exceedingly glade to have the oppertunity of explaining myself before so knowing a person ; we examined the Gardins explaining all the differant Landscaps which I showed might be done this pleased Mme Lebrun exceedingly as she is the Mistress of the Compt de Vaudreull. (Thomas Blaikie. Diary of a Scotch Gardener, at the French Court at the End of the Eighteenth Century, éd. Francis Birelle, Londres, George Routledge, 1931, pp. 179-180.)
Le jour de l’an 1784, l’année où son portrait fut réalisé par Mme Le Brun pour commémorer l’événement, le comte de Vaudreuil fut reçu par Louis XVI chevalier de l’ordre du Saint-Esprit. Vaudreuil, qui donna des séances de pose à son amie alors qu’il avait quarante-quatre ans, est vêtu d’un habit doublé de soie blanche et d’un gilet bruns à la française chamarrés de galons, de passementeries et de perles d’or, costume assorti d’un pantalon de soie noire. Cette élégante tenue est complétée par des accessoires tels que le tour de cou de mousseline blanche, un jabot et des poignets en fines dentelles et des bas blancs. Le grand cordon bleu du Saint-Esprit traverse en diagonale son torse et sur la poitrine est cousue la plaque en fils d’argent du même ordre de chevalerie. En outre sur son costume sont attachés la rosette et le petit ruban de soie rouge l’ordre royal et militaire de Saint-Louis. Sous le bras gauche il a enfoncé un tricorne garni de plumes blanches et il tient la poignée d’une épée de cérémonie dont la lame est enfoncée dans un fourreau d’ivoire. Il est assis dans un beau fauteuil de Georges Jacob.
Vaudreuil fut un acteur amateur accompli, et l’artiste semble avoir saisi sa ressemblance en situation ; il pose son bras droit sur une table recouverte d’un tapis de velours vert et semble raconter une anecdote plaisante en gesticulant de la main comme un personnage dans une des comédies légères qu’il interprétait avec tant d’esprit. (Se pourrait-il que la pose et l’habillement élégants ainsi que le bel ameublement dans ce portrait aient pu inspirer François Gérard quand il portraitura en 1808 le ministre des Affaires Étrangères de Napoléon, Charles Maurice de Talleyrand Périgord [Metropolitan Museum of Art, New York, Mrs Charles Wrightsman Gift, n° d’acq. 2012.348], qui connaissait bien Vaudreuil et Vigée Le Brun.)
Deux protégés littéraires de Vaudreuil ont célébré, chacun à sa façon, l’amitié entre l’aristocrate et son artiste préférée. Le premier, Ponce Denis Écouchard Lebrun, dit ‘Lebrun-Pindare’, Lebrun encensait le courtisan et l’artiste dans des vers éphémères intitulés « L’Enchanteur et la Fée » :
Le Ciel, pour comble de faveur,
Lui donna pour Amie une charmante Fée,
Bien digne de mon Enchanteur.
Elle avait tout, esprit, talens, grâces, candeur :
Magique Déité, de qui la main savante
Peignait l’âme, et rendait une toile vivante.
Il n’est plus, direz-vous, de ces prodiges-là ;
La Fée et l’Enchanteur ont passé l’Onde noire.
Non, mes Amis ; V*** et Le Brun que voilà,
Ont changé mon Conte en Histoire.
Et le moraliste Chamfort, que Vaudreuil logeait souvent chez lui dans son hôtel de la rue de la Chaise et qui montrera son ingratitude en devenant l’un des chantres de la Révolution avant qu’il ne se donne la mort, composa une facétie publiée dans la Correspondance Littéraire qui a dû faire ricaner bien des gens malveillants :
Bouts-rimés remplis à Gennevilliers, chez M. le comte de Vaudreuil, par M. de Chamfort, de l’Académie française, pour Mme Le Brun.
Sur le trône ou sur la — fougère,
À la cour ou dans un — hameau,
Le Brun, souveraine ou — bergère,
Animerait mon luth ou bien mon — chalumeau.
(Friedrich Melchior, Baron Grimm et al., Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., éd. Maurice Tourneux, t. XIV, Paris, 1880, octobre 1785, pp. 222-223.)
Dans ses célèbres Souvenirs, l’artiste ne tarit pas d’éloges sur « l’Enchanteur », ce qui trahit une véritable tendresse de sa part. (Sur Vigée Le Brun et ses liens avec le comte de Vaudreuil, consulter Geneviève Haroche-Bouzinac, Louise Vigée Le Brun, histoire d’un regard, Paris, Flammarion (Grandes Biographies), 2011, surtout pp. 119-125.) En fait, si elle eut un amant ce fut sûrement Vaudreuil qui était grand et bien fait, avec une physionomie qui n’était gâtée que par des traces de la petite vérole, imperfection qu’elle sut décrire parfaitement la même année dans son magnifique portrait du ministre Calonne.
Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la nature qu’à la fortune, quoique celle-ci l’eût comblé de tous ses dons. Aux avantages que donne une haute position dans le monde il joignait toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent un homme aimable…, son maintien avait une noblesse et une élégance remarquables ; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d’esprit, mais on était tenté de croire qu’il n’ouvrait la bouche que pour faire valoir le vôtre, tant il vous écoutait d’une manière aimable et gracieuse ; soit que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous les tons, toutes les nuances, car il avait autant d’instruction que de gaieté ; il contait admirablement, et je connais des vers de lui que les gens les plus difficiles citeraient avec éloge ; mais ces vers n’ont été lus que par ses amis ; il désirait d’autant moins les répandre, qu’il s’est permis d’employer dans quelques-uns l’esprit et la forme de l’épigramme ; il fallait à la vérité, pour qu’il agît ainsi, qu’une mauvaise action eût révolté son âme noble et pure, et l’on peut dire que s’il montrait peu de pitié pour tout ce qui était mal, il s’exaltait vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait aussi chaudement ceux qui possédaient son estime ; si l’on attaquait ses amis, il les défendait avec tant d’énergie que les gens froids l’accusaient d’exagération. - 'Vous devez me juger ainsi, répondit-il une fois à un égoïste de notre connaissance ; car je prends à tout ce qui est bon, et vous ne prenez à rien.'
La société qu’il recherchait de préférence était celle des artistes et des gens de lettres les plus distingués ; il y comptait des amis, qu’il a toujours conservés, même parmi ceux dont les opinions politiques n’étaient point les siennes.
Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances en peinture étaient très remarquables. Comme sa fortune lui permettait de satisfaire des goûts fort dispendieux, il avait une galerie de tableaux des plus grands maîtres de diverses écoles ; son salon était enrichi de meubles précieux et d’ornemens du meilleur goût. Il donnait fréquemment des fêtes magnifiques et qui tenaient de la féerie, au point qu’on l’appelait l’enchanteur ; mais sa plus grande jouissance pourtant était de soulager les malheureux ; aussi, combien a-t-il fait d’ingrats ! (Vigée Le Brun, Souvenirs, ouvrage cité dans la Bibliographie, vol. I, pp. 210-212.)
La vieille comtesse de Boigne le décrivait Vaudreuil comme un homme insensible et superficiel : J’ai beaucoup vu le comte de Vaudreuil à Londres, sans avoir jamais découvert la distinction dont ses contemporains lui ont fait honneur. […] Chez Mme Lebrun, il se pâmait devant un tableau et protégeait les artistes. Il vivait familièrement avec eux et gardait ses grands airs pour le salon de Mme de Polignac, et son ingratitude pour la Reine dont je l’ai entendu parler avec la dernière inconvenance. En émigration et devenu vieux, il ne lui restait plus que le ridicule de toutes ses prétentions et l’inconsidération de voir les amants de sa femme fournir à l’entretien de sa maison par des cadeaux qu’elle était censée gagner à la loterie. (Récits d’une tante : Mémoires de la comtesse de Boigne, née [Éléonore Adèle] d’Osmond, publiés par Charles Nicoullaud, 3ème éd., vol. I, Paris, Librairie Plon, 1907, pp. 144-145.)
Avant la Révolution, les dépenses de Vaudreuil excédaient de beaucoup ses énormes revenus personnels et, lorsque Calonne tomba en disgrâce en avril 1787, son crédit s’épuisa totalement. Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1789, il quitta Paris pour la Suisse en compagnie du comte d’Artois, des Polignac et d’autres membre de leur société qu’un large secteur de la population français exécrait. Il abandonnait toutes ses possessions, y compris sa collection, dont une petite partie lui sera envoyée plus tard à Londres par l’intermédiaire de son cousin, l’aquafortiste Jean Philippe Le Gentil, comte de Paroy (1750–1824) et un confrère créole, le colonel Pierre François Venault de Charmilly (?–1815), qui la mettra en vente.
Vaudreuil et ses amis émigrés errèrent d’un pays à l’autre pendant toute la durée de la Révolution, du Consulat et de l’Empire napoléonien. Gabrielle de Polignac étant décédée en Autriche décembre 1793 deux mois après l’exécution de Marie Antoinette, en 1795 à Londres, il épousa une jeune parente, Victoire Joséphine Marie Hyacinthe de Rigaud de Vaudreuil, dont il eut deux fils prénommés l’un, Charles-Philippe-Joseph-Alfred (1796-1880), et l’autre Victor-Louis-Alfred (1799-1834). La mère et les deux fils furent portraiturés au pastel en 1804 par Vigée Le Brun. (Cf. Neil Jeffares, Dictionary of pastellists before 1800, édition en ligne - https://www.pastellists.com/Articles/VigeeLeBrun.pdf - pp. 15-16, nos J.76.39, J.76.391 et J.76.392 ; deux de ces pastels sont reproduits en couleurs.) Avec sa conjointe Anne-Louise Collot, Victor-Louis eut une fille, Marie-Charlotte de Rigaud de Vaudreuil (1830-1900) qui épousera le comte Gédéon de Clermont-Tonnerre. Sa vente après-décès contenait une grande partie des portraits de famille de son grand-père paternel.
Après son retour définitif à Paris de ses pérégrinations avec les Bourbons, Louis XVIII le nomma à la Chambre des pairs et à l’Institut et lui attribua le titre de gouverneur du Palais du Louvre, où il mourut le 17 janvier 1817 à l’âge de soixante-dix-sept ans. Ses restes furent ensevelis au Cimetière de Saint-Pierre-du-Calvaire dans la rue du Mont-Cenis où ils furent rejoints dans cette sépulture par ceux d’autres membres de sa famille.
Dans les listes de ses productions artistiques qui se trouvent à la fin de chacun des trois volumes de l’édition original de ses fameux Souvenirs publiés par le libraire Hippolyte Fournier entre 1835 et 1837, Louise Vigée Le Brun fait état d’un original et cinq « copies » (c’est-à-dire répliques) de son portrait de Vaudreuil sous l’année 1784 et de « deux bustes » réalisés après son retour d’émigration à Paris. (Vigée Le Brun, Souvenirs, vol. I, 1835, p. 332 et vol. III, 1837, p. 331.) Une des répétitions tardives est un ovale que représente le modèle vêtu d’un costume noir et d’un gilet jaune ; elle est conservée dans une collection privée.
Le tableau généralement considéré comme étant la première version du portrait à mi-jambes de Vaudreuil, œuvre qui descendit directement de Vaudreuil par sa petite-fille, la précitée comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre (elle est reproduite en héliogravure en frontispice des deux tomes de La Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d’Artois pendant l’Émigration (1789-1815) publiés en 1889 par Léonce Pingaud), se trouve au Virginia Museum of Fine Arts à Richmond. Le comte y est assis à côté d’une table de forme probablement octogonale et à pieds torsadés dont le bord est gravé en relief. (Cf. Joseph Baillio, Élisabeth-Louise Vigée Le Brun (1755-1842), Fort Worth, Kimbell Museum of Art, 1982, pp. 51-54, n° 14 ; Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Élisabeth Louise Vigée Le Brun, 23 septembre 2015-11 janvier 2016, pp. 166-167 et 350, n° 50 ; New York, The Metropolitan Museum of Art, Élisabeth Louise Vigée Le Brun, 9 février-15 mai 2016 et Ottawa, National Gallery of Canada (Musée des Beaux-Arts du Canada), 10 juin-11 septembre 2016, pp. 96-97 et n° 21.)
De loin le plus bel exemplaire du portrait de Vaudreuil en buste appartient au Musée Jacquemart-André ; le modèle porte une veste de velours bleu à grand collet doublée de soie blanche, vêtement agrémenté d’un jabot de linon, d’un gilet rayé noir et ocre, et ses décorations de chevalerie comprennent sur sa poitrine un simple petit ruban rouge de l’ordre de Saint-Louis sans la croix en émail et le cordon bleu et la plaque du Saint-Esprit. Cette image, dont modelé est exquis et le rendu des traits comme les yeux, la bouche mi-ouverte et les cheveux poudrés, est d’une ressemblance tellement vivante qu’on est en droit de croire que Vigée Le Brun l’aurait faite d’après nature comme étude préparatoire qui lui permettrait d’exécuter les deux portraits où le sujet est représenté à mi-jambes. Le buste ovale exposé dans la ville de Versailles — Musée Lambinet, De la cour à la ville sous les règnes de Louis XV et Louis XVI : Cent portraits pour un siècle, 6 novembre 2019-1er mars 2020, pp. 93-95, n° 42 — manque de vivacité, et le rendu des cheveux a quelque chose de dur, voire de métallique.
Nous remercions Joseph Baillio d'avoir rédigé la notice ci-dessus.